Comment analysez-vous la manière dont le sujet de l’artificialisation s’est imposé dans le débat public ?
On peut identifier trois sources pour comprendre l’émergence de l’objectif ZAN. La première c’est l’exigence écologique, qui apparait pour la première fois dans un texte officiel en 2018, à propos de la préservation de la biodiversité. Mais deux autres sources apparaissent bien plus essentielles : l’une est liée à la préservation des terres agricoles – le ministère de l’Agriculture (dont les perspectives diffèrent de celles des militants écologistes…) alertait depuis longtemps sur la perte des terres agricoles, face à la concurrence de l’habitat individuel qui représente actuellement les 2/3 de l’artificialisation ; tandis que la troisième source, liée au monde de l’urbanisme, milite contre l’étalement– ce qui n’est pas nouveau, car dès les années 1970 ce qu’on appelle le mitage est dans le viseur des urbanistes en raison de la dégradation des paysages ou des surcoûts que cela occasionne en matière de réseaux.
Ces trois sujets, biodiversité/agriculture/urbanisme, convergent pour aboutir au ZAN. Mais la loi, telle qu’elle a été votée et est mise en oeuvre, met les questions écologiques au second plan. On présente souvent le ZAN comme un outil écologique, mais c’est avant tout un texte pour la préservation des terres agricoles. Schématiquement, la loi met du bon côté l’agriculture et du mauvais côté les surfaces urbanisées, sans poser la question de la valeur pédologique des sols. Pourtant, certaines terres agricoles ont une très faible valeur pédologique, alors qu’à l’inverse des espaces jardinés ou des espaces verts urbains peuvent être des refuges de biodiversité.
« On présente le ZAN comme un outil écologique, mais c’est avant tout un texte pour la préservation des terres agricoles »
Le Zéro artificialisation nette est donc plus une mesure coercitive en matière d’aménagement du territoire, qu’une loi écologique ?
Sur la lutte contre l’artificialisation, le Gouvernement est allé plus loin que la Convention citoyenne pour le Climat, dont on sait que de nombreuses propositions n’ont pas été retenues. Sur ce sujet, la Convention prévoyait de « Lutter contre l’artificialisation des sols et l’étalement urbain en rendant attractive la vie dans les villes et les villages ». L’option retenue par le Gouvernement est donc plus rigide en se centrant exclusivement sur l’empêchement de l’urbanisation, sans prêter attention à l’attractivité du rural.
La valeur écologique des sols urbanisés est peu considérée. La logique de l’urbanisme prédomine, l’objectif étant de maintenir la possibilité d’ouvrir des droits à construire dans les jardins pavillonnaires. En effet, si on ne peut plus étendre les espaces urbanisés, il faut pouvoir les densifier. Le ZAN est un aboutissement qui reste discutable en matière d’écologie.
Si la raison écologique est secondaire, quels sont les objectifs poursuivis par l’État dans la mise en oeuvre du ZAN ?
Le ZAN s’inscrit dans une logique de reprise en main par l’État. Il essaie depuis longtemps de lutter contre l’étalement urbain, mais avec des règlements d’urbanisme mis entre les mains des communes par François Mitterrand, il a eu bien du mal à contrôler la situation, notamment face aux intérêts fonciers en jeu. Certes, avec la loi SRU de 2000 notamment, les choses ont évolué, il y a eu une décrue importante de la construction de maisons individuelles, mais cela n’allait pas assez vite. Avec le ZAN, il s’agit d’enlever la carte « extension de l’urbanisation » aux communes.
Le ZAN s’inscrit également dans une logique de gouvernement à distance. Une alternative aurait été de renforcer l’ingénierie dans les communes, mais comme sur d’autres sujets, pour des raisons budgétaires, l’État gouverne à distance. Le ZAN va justement permettre d’avoir des tableaux de bord, pour piloter l’urbanisme à l’échelle des Scot sous le contrôle des DDT. On va avoir des tableaux Excel et on va faire des bilans sur des indicateurs.
Et au passage de donner le sentiment qu’il s’agit de mettre les espaces ruraux sous cloche ?
Le ZAN n’avantage pas de la même manière toutes les communes. Les grandes villes ont des marchés fonciers et des prix de l’immobilier qui justifient économiquement la densité. Les gens estiment normal d’y vivre en appartement. Le dispositif ZAN est plus problématique dans les villages : il y a certes une demande pour des appartements à louer mais elle est faible. Le moteur de l’installation à la campagne c’est l’achat d’une maison. Le ZAN remet en cause le modèle de développement des communes rurales fondé sur l’habitat individuel et le foncier pas cher.
Mais pourquoi le gouvernement prend-il le risque de s’aliéner les élus ? Au-delà de la volonté de préserver les terres agricoles et de maitriser l’urbanisation, un élément déterminant a été la déprise des villes petites et moyennes. L’une des motivations du ZAN est de rééquilibrer les règles du jeu en faveur des villes, pour limiter les possibilités des petites communes de leur faire concurrence.
Si l’objectif de préservation du foncier fait consensus, cette loi, qui arrive deux ans à peine après une première loi sur le sujet, vous parait-elle applicable ?
Même si on ne reviendra pas en arrière, je pense que les choses vont encore beaucoup bouger d’ici 2030 et son objectif de réduction de moitié de l’artificialisation, et bien sûr d’ici 2050… Les débats sur le ZAN marquent un moment de prise de conscience. Simplement, si la question des sols va rester centrale, les règles du jeu, elles, connaitront des adaptations. La garantie rurale en est une illustration. Cette disposition est très discutable, mais c’est un retour de bâton en réaction à la logique quantitative qu’impose le ZAN. Malheureusement, la règle du chiffre prend le pas sur le reste des enjeux.
On doit d’autant plus déplorer cette logique que le problème aujourd’hui est avant tout qualitatif. En France, un pays très peu dense, nous avons gaspillé la ressource foncière, et les enjeux financiers de la conversion de terres agricoles en terres à urbaniser ont pesé lourd. Par facilité, on a fait de l’urbanisme de mauvaise qualité, sans donner aux élus et aux aménageurs les moyens de faire du qualitatif. La question ne devrait en effet pas être de savoir si on peut urbaniser, mais comment le faire de la bonne manière ! La réponse devrait venir avec des aménagements qualitatifs. Les architectes et les urbanistes savent faire des extensions pavillonnaires en continuité d’un bourg. Un enjeu c’est de faire de l’aménagement sur du parcellaire fragmenté, en coeur de bourg ou sur ces pourtours, alors qu’on a privilégié le foncier facile à aménager mais sans souci de cohérence paysagère et urbanistique. De ce point de vue, on peut penser que le ZAN n’est que le début d’une histoire. Il n’est pas la solution probablement, mais il oblige la société à se saisir du sujet et on peut espérer qu’avec ce débat, on va enfin arriver à faire de l’urbanisme et de l’habitat individuel de qualité, comme le font d’autres pays comme l’Allemagne.
« L’une des motivations du ZAN est de rééquilibrer les règles du jeu en faveur des villes, pour limiter les possibilités des petites communes de leur faire concurrence »
La réussite d’un aménagement foncier responsable et frugal semble passer par le local. La méthode de gouvernance par emboitement (Sraddet/Scot/Plu) est-elle la bonne ?
Les outils techniques (Sraddet/Scot/Plu) sont importants, mais ils restent des outils techniques. Un projet mobilisateur pour les citoyens à l’échelle locale ne peut pas être celui de la compatibilité du Scot avec le Sradett ! Par ailleurs, la gouvernance ne doit pas effacer les enjeux de gouvernement. Le Scot ce n’est pas un espace de gouvernement. Comment les habitants du territoire sont-ils représentés à cette échelle ? Et qui agit ? On peut discuter pendant des heures des questions techniques, mais le problème fondamental c’est celui de la capacité d’action politique et de l’ingénierie. Et par incidence celui de la bonne échelle d’action…
Cette question du gouvernement à une échelle supra-communale est essentielle dans les territoires ruraux. J’ai le sentiment que le département a un rôle à jouer dans ce jeu d’échelles entre le communal et une vision d’ensemble, car c’est un territoire qui a une identité politique forte. Il ne s’agit certes pas de revenir aux départements ancienne manière avec leur fonctionnement trop souvent clientéliste, mais les départements pourraient jouer le rôle que l’on a voulu donner aux intercommunalités XXL.
Le ZAN s’inscrit dans une logique de reprise en main par l’État et de gouvernement à distance sur la base de tableau Excel
« Un projet mobilisateur pour les citoyens à l’échelle locale ne peut pas être celui de la compatibilité du Scot avec le Sradett ! »
Quelle place aux élus ruraux et aux citoyens dans ces enjeux ?
Mon propos n’est pas de critiquer les métropoles, mais plutôt de voir comment les territoires ruraux existent face à elles. Comment peuvent-ils peser sur les sujets qui appellent à travailler les liens territoriaux (alimentation, énergies, etc.) ? Et quand je dis peser je pense au pouvoir politique. Il est intéressant à ce propos de revenir sur le mouvement des Gilets jaunes, dont on sait le rôle mobilisateur de la taxe sur l’essence. Mais les travaux des chercheurs montrent que les gens demandaient avant tout à être entendus ! Aujourd’hui encore les élus nationaux que l’on entend sont principalement ceux des grandes métropoles. Le rural reste très bien représenté politiquement, avec le Sénat notamment, mais les élites du pays ont moins de liens qu’avant avec les territoires ruraux.
La question de la ruralité se joue bien sûr à plusieurs échelles et la commune conserve un rôle central (comme le montre Fanny Lacroix dans un texte publié récemment). Ce rôle est en train de se renouveler d’ailleurs. Ces évolutions sont un champ passionnant pour la science politique actuelle. Du municipalisme radical aux initiatives plus diffuses, il y a plein d’exemples de communes où des collectifs se mobilisent, pour la transition écologique notamment. Et les petites communes sont très souvent en pointe dans cette évolution.
Le nombre de communes en France a longtemps été vu comme un problème. C’est en train de redevenir une ressource pour l’agir en commun. On peut rappeler les propos prêtés par Pierre Joxe à François Mitterrand lorsqu’il lui était proposé de promouvoir l’intercommunalité : « Il y a 36 000 communes ? C’est très utile. Cela fait 500 000 conseillers municipaux, sans compter, ne l’oubliez pas, les 500 000 autres qui auraient voulu l’être. Soit un million de citoyens qui s’intéressent aux affaires locales. Et vous voulez réduire cela à un quarteron de professionnels ? Vous êtes fou. »
« L’échelle de la commune rurale me semble retrouver aujourd’hui une pertinence! »
Vous portez la question du « droit au village » qui fait écho à beaucoup de maires engagés. Quelles dispositions manquent pour concilier sobriété foncière et développement des bourgs ?
Les villages sont un atout pour répondre aux crises écologiques. L’échelle de la commune rurale me semble retrouver aujourd’hui une pertinence que l’on pensait disparue avec l’avènement des mobilités et les logiques de villages dortoirs : on voit revenir un mouvement de recherche de liens collectifs, de maitrise des attaches au monde. D’où vient mon énergie, mon alimentation, etc. ? Il y a une vraie volonté de relocaliser ce qui a été délocalisé. La commune rurale peut constituer le socle de ces logiques portées par les nouvelles générations qui sont très critiques par rapport à certains attributs de la grande ville. Il faut certes éviter de s’enfermer et se replier sur des collectifs locaux. Le risque est réel : certains pensent que l’on va tout régler en revenant à des communautés paysannes plus ou moins autarciques. Face à ces idées, il faut continuer à penser les autres territoires avec lesquels les communes interagissent.
C’est dans cet esprit que je parle, avec d’autres, de droit au village, pour mettre en valeur toutes les nouvelles potentialités émancipatrices de la ruralité, tout en évitant son rétrécissement localiste. Cette question est d’autant plus vive qu’on observe un regain de l’attrait pour les campagnes. Dès lors, le droit au village c’est aussi une question d’accès au foncier. Le ZAN, qui vient réduire l’offre de terrains, pose de nouvelles questions.
Après, est-ce qu’on a besoin de textes pour promouvoir un tel droit ? Qu’attendre du législateur sur ce sujet face à la très grande diversité des situations locales ? Mettre en oeuvre la démocratie du faire à l’échelle des villages me semble difficilement pouvoir venir d’en haut… C’est une question de volonté politique locale, des élus bien sûr, mais aussi des citoyens. Bien entendu, plus la commune aura des possibilités d’agir et de faire, plus ça permettra de mobiliser les gens. Mais les communes qui sont en pointe sur ces sujets montrent l’étendue de ce qu’il est d’ores et déjà possible de faire.
« Du côté des élus ruraux, on rejette la logique purement mathématique des lois. Nous, on demande la reconnaissance du droit au projet. C’est le projet qui définit le besoin, ce n’est pas la surface qui définit le projet. Aujourd’hui, l’approche purement comptable laisse monter une opposition exacerbée entre les enjeux urbains d’un côté et ceux du rural de l’autre, comme en témoigne le cas du collègue de Seine-Maritime présenté dans le Gland d’or. Il faut revenir à l’esprit de la loi de 2016 sur le réduire/éviter/compenser et mettre à plat les enjeux de développement des territoires, notamment industriels, autour de la question de comment faire vivre et habiter les gens sur nos territoires. À quand une véritable politique d’aménagement du territoire permettant une approche terrain différenciée et territorialisée, et sortir du mépris ambiant ? »