PAROLE À LAURENCE TUBIANA : Interpeller les politiques globales à partir du niveau local

POINTS DE REPÈRES

Fondation européenne pour le climat : L’European Climate Foundation (ECF), est une initiative indépendante dont l’objectif est de promouvoir des politiques liées au climat et à l’énergie pour atteindre une société à zéro émission nette de gaz à effet de serre à l’horizon 2050. En tant que Fondation, ECF accompagne un large éventail d’organisations et la fondation est à ce titre partenaire du « Grand atelier des Maires ruraux pour la transition écologique » porté par l’AMRF. 

Green deal : Le pacte vert pour l’Europe est un ensemble d’initiatives politiques proposées en 2019 par la Commission européenne dans le but de rendre l’Europe climatiquement neutre en 2050. Le plan consiste à revoir chaque loi existante sur ses mérites climatiques et à introduire également de nouvelles directives sur l’économie circulaire, la rénovation des bâtiments, la biodiversité, l’agriculture et l’innovation.

Vous dirigez la Fondation européenne pour le Climat après avoir joué un rôle clé lors de la Conférence de Paris en 2015. Aujourd’hui, quel message avez-vous envie d’adresser aux maires ruraux ? 

Quand on parle de transition écologique, le discours médiatique présente souvent les territoires ruraux comme les laissés-pour-compte, alors qu’ils font preuve d’une incroyable dynamique d’innovation. Il est donc important aujourd’hui de reconnaitre leur rôle, et par conséquent leur capacité à s’approprier et à interroger en retour les politiques nationales ou internationales. C’est une erreur fondamentale que d’opposer le global avec le local. Il faut cesser avec cette lecture de visions et d’intérêts très spécifiques, avec des citoyens et des élus qui ne feraient pas le lien avec des enjeux plus collectifs. Or, quand on regarde toutes les mobilisations dans les territoires ruraux, on voit très souvent que l’application locale des politiques soulève des questions plus globales qui sont éminemment légitimes pour interroger le niveau national et international, qui est incapable de créer les bases, non seulement d’un consensus, mais d’un engagement des citoyens pour la transition. 

Le débat sur la transition écologique n’est pas un débat linéaire ; c’est aussi une question de vivre ensemble et de modèle d’organisation de nos sociétés. C’est pourquoi il me parait vraiment important de restituer le caractère positif des projets menés et des solutions recherchées, et en même temps, dans la légitimité des territoires locaux, d’interroger la cohérence des politiques nationales et internationales.

« Les territoires ruraux font preuve d’une incroyable dynamique d’innovation »

Si la lutte contre le réchauffement nécessite d’ar­ticuler le local et le global, comment reconnaître la capacité d’agir des acteurs locaux et valoriser le fait que les territoires ruraux portent une part de la solution pour parvenir à un horizon décarboné ? 

Au moment où nous en sommes, le Green Deal demeure un cadre technique, fruit d’une discussion entre gouvernements et différents représentants au niveau européen. On a une grande direction ambitieuse, mais ce que je souhaite pousser la Fondation à faire, c’est de voir comment les territoires vont reconstruire ce projet de transition global à partir d’abord de leurs ressources. Je ne pense pas que ce Green deal puisse s’incarner en déclinant une directive européenne dans une loi nationale. On ne peut pas traiter cela en silo, sujet par sujet, en prenant séparément la question des transports, de la production agricole, des infrastructures, des bâtiments, etc., comme c’est malheureusement bien souvent le cas dans les politiques de transition. 

L’enjeu majeur aujourd’hui c’est de savoir comment les citoyens vont organiser leur vie collective dans un système très différent. Il faut rompre avec un certain nombre de doctrines administratives, qui ont par ailleurs en partie été un facteur de destruction de la vie collective des territoires ruraux. C’est frappant de voir comment ce système a organisé la disparition des services publics, l’éloignement du travail par rapport aux possibilités de logement, l’artificialisation des terres agricoles, et j’en passe… C’est pourquoi il est temps, notamment dans la perspective des élections européennes, dans un an et demi maintenant, d’arriver à mettre ces sujets dans le débat public et alimenter les plateformes qui vont être proposées et débattues. On a un besoin urgent d’innovation démocratique pour alimenter le projet de Green Deal après 2024.

« Rompre avec les doctrines administratives qui ont détruit la vie collective des territoires ruraux »

L’engagement des habitants réactive la dimension locale de la citoyenneté. Alors que les questions démocratiques sont au coeur des enjeux de nos sociétés européennes, quel rôle peuvent avoir les élus pour mettre en oeuvre le pacte vert que vous appelez de vos voeux ? 

Le réseau des maires ruraux de l’AMRF pourrait utilement être une force de proposition sur la reconnaissance de la contribution des territoires et la manière de donner vie à ces innovations démocratiques ; car encore une fois, une politique descendante ne va pas fonctionner.

C’est cela que j’ai trouvé très intéressant dans l’approche présentée dans l’article de Fanny Lacroix (voir 36000 Communes n°402), montrant que sur des sujets éminemment polémiques, on pouvait complètement retourner la dynamique à condition que le projet soit conçu, approprié, dessiné, ajusté avec les principaux intéressés. 

Je crois que pour que la transition s’inscrive pleinement dans la transformation de la société, il faut s’affranchir de ce que nous disent les gouvernements qui répètent que : « ce n’est pas possible, les citoyens ne vont pas l’accepter ». Mais l’acceptation ce n’est pas la même chose que l’acceptabilité. La transition doit être pensée comme le produit de la réflexion collective à différentes échelles.

« La transition doit être le produit de la réflexion collective à différentes échelles »

Le rééquilibrage des politiques de développe­ment territorial pourrait-il être une partie de la réponse et à quelles conditions ? 

De fait, beaucoup de sujets sont finalement très mal connus, car très peu repérés et avec tant de préjugés. Pourquoi semble-t-il impossible de se passer de la voi­ture dans les territoires ruraux ? Parce qu’on n’a pas as­sez bien réfléchi d’abord au minimum de transport col­lectif, ni à imaginer un “autre chose” qui serait adapté aux zones rurales. Ensuite parce qu’on n’a cessé de dé­sertifier les lieux de sociabilités, sans réfléchir aux liens entre travail et lieux de vie. On reste avec des visions d’aménagement qui ont 50 ans ! Les métropoles ce n’est pas une idée nouvelle, or on continue à penser que c’est le modèle à suivre, alors que lorsque ce schéma a été trop poussé, il devient complètement ingérable tant du point de vue de la santé publique, que de l’efficacité de la vie quotidienne tout simplement ! La multitude des externa­lités négatives, comme le fait de passer des heures dans les embouteillages, ne permet pas d’avoir la vie sociale et donc la solidarité, l’entraide, la socialisation qui sont nécessaires à cette transition. 

Je suis notamment très inquiète à propos de l’artificialisation des sols, quand les contournements routiers ont pris une proportion sans précédent en France ces cinq dernières années. Et ce avec comme justification le fait que ces projets ont été préparés il y a plus de 40 ans… ! Ce qui est le pire argument que l’on puisse utiliser. Et pourtant le Conseil d’État continue de trouver cela encore parfaitement légitime d’un point de vue légaliste… Il y a besoin d’une petite révolution intellectuelle. Une autre idée reçue très dommageable est de lire les territoires ruraux comme conservateurs et impuissants, or il y a en ruralité des mouvements de population important susceptibles de créer quelque chose de nouveau. Or, s’il y a une image positive de l’écologie à valoriser, c’est sa dimension humaine, alors qu’on se réfère tout le temps à sa dimension technologique. Cela implique de regarder les territoires ruraux comme des lieux de vie et d’activité, et non pas seulement comme des espaces de ressources.

« On reste avec des visions d’aménagement qui ont 50 ans ! »

Beaucoup d’élus, en France et en Europe portent les enjeux spécifiques des ruralités. Comment les aider dans cette mission d’acteurs clé ? 

Le rôle de l’élu est très important, notamment parce qu’il nous interroge collectivement sur la nouvelle façon des maires de gérer leurs administrés. Car si les élus ruraux n’ont plus tous les moyens pour agir sur l’administration de leur territoire, leur relation directe avec les citoyens demeure le niveau le plus actif de participation et d’élaboration d’idées. Les principes de représentativité sont essentiels, mais cela me paraît indispensable d’y ajouter les principes d’une démocratie participative. 

Avec les élus, il s’agit de réussir à faire réfléchir la commune sur son avenir, de discuter – pas seulement en conseil municipal – des plans d’occupation des sols, etc. ; en somme, de réfléchir à ce que cela veut dire de redonner de la vie et de gérer avec le collectif. Les moyens de certaines collectivités sont limités, mais ils peuvent être décuplés grâce à l’effort collectif que chacun peut contribuer à apporter. Il y a un changement de culture à faire, qui interroge aussi la capacité des citoyens à s’engager dans un mandat local, pour animer le débat collectif et amener chacun à être un acteur de cette réflexion sociale rénovée. Mais il faut aussi être équipé pour cela, et je vois trop souvent malheureusement que le fossé se creuse entre les moyens dont disposent les élus et la tâche qu’ils doivent accomplir. 

Mais il y a globalement un manque de soutien et de formation des élus sur la manière de faire un état des lieux sur les ressources, notamment humaines, et les capacités de mise en oeuvre d’une transition. Il y a une « infrastructure de débat » qui de­vrait être apportée aux élus pour qu’ils se familiarisent et puissent trouver, parmi les nom­breux outils existants, des leviers pour faire vivre le dé­bat et créer une projection collective sur leur territoire, car on oublie parfois qu’il y a beaucoup de ressources chez les citoyens que l’on peut activer à l’échelle commu­nale. À l’échelle européenne, il y a des choses qui ont été un peu décoincées, et notamment par exemple la facili­tation des communautés énergétiques, qui permettent d’autoriser des formes d’associations innovantes. Mais d’une manière générale, il y a trop de mécanismes qui ne sont pas mis en valeur.

« La relation directe avec les citoyens demeure le niveau le plus actif de participation et d’élaboration d’idées »

Si les territoires ruraux ont besoin d’être accompagnés, comment la prise en compte de la ruralité a-t-elle évoluée ?

Les outils techniques (Sraddet/Scot/Plu) sont importants, mais ils restent des outils techniques. Un projet mobilisateur pour les citoyens à l’échelle locale ne peut pas être celui de la compatibilité du Scot avec le Sradett ! Par ailleurs, la gouvernance ne doit pas effacer les enjeux de gouvernement. Le Scot ce n’est pas un espace de gouvernement. Comment les habitants du territoire sont-ils représen

La manière de projeter les atouts et les difficultés des espaces ruraux a considérablement évoluée ces vingt dernières années. Le pari initial d’une transition écolo­gique centrée sur les seules transitions technologiques s’est construit, dans la manière de concevoir des poli­tiques, en pensant qu’on aurait le soutien des urbains et l’opposition des ruraux. Maintenant, à la fois parce qu’on voit les liens extraordinairement étroits entre les changements globaux, comme le changement clima­tique et toutes ses composantes comme les questions de biodiversité qui sont à la fois des phénomènes généraux mais aussi éminemment ancrées localement, on voit bien qu’on ne peut plus séparer les échelles d’action et oppo­ser les territoires entre eux. 

Face aux questions de résilience, et notamment cette capacité des humains à continuer à vivre là où ils sont, si on porte uniquement une solution technologique, on n’arrivera jamais à reconnaitre tous les efforts qu’il faut faire. La construction de cette résilience doit se faire kilomètre carré par kilomètre carré ; mais ce n’est pas avec un plan global que l’on y arrivera. En cela, le regard a complètement changé, car on voit bien aujourd’hui que les sources de régénération autour des enjeux de l’eau, de la biodiversité, et du climat se jouent à l’échelle fine du territoire. Nous sommes en train de basculer dans des processus qui reconnaissent et valorisent enfin les interactions complexes à l’échelle locale. 

tés à cette échelle ? Et qui agit ? On peut discuter pendant des heures des questions techniques, mais le problème fonda

« La relation directe avec les citoyens demeure le niveau le plus actif de participation et d’élaboration d’idées »